Voilà ce qu'on appelle un destin. Et qui pouvait mieux que Katherine L. Battaiellie, avec son art d'écrire si singulier et si subtil, en restituer la couleur et le mouvement, de l'intérieur, par la voix même d'Artemisia Gentileschi ? En quelques chapitres, comme autant de tableaux, une vie se donne à voir et se dévoile : celle d'une femme, indépendante et courageuse, incontestablement douée ; une peintre à part entière, vivant de son travail, d'un talent reconnu par ses pairs, et signant une oeuvre que l'on doit affilier à l'école du Caravage. Une carrière d'artiste d'exception, qui conduira Artemisia Gentileschi auprès des plus grandes cours : Rome, Florence, Naples, Venise et Londres. Mais une vie faite également d'ombres et de lumières, et d'un drame, lorsque la jeune Artemisia sera victime d'un viol par le professeur que son propre père lui avait choisi. Une vie constituée d'ombres et de lumières, de doutes et de passions, à la manière de ses plus grands tableaux ; une trajectoire phénoménale qui permettra à cette artiste d'inscrire son nom, en ce XVIIe siècle, dans l'histoire de la peinture italienne, à l'instar d'autres femmes peintres comme Fede Galizia ou Lavinia Fontana. Et bien plus encore : d'inscrire le nom d'une femme dans la grande histoire de l'art pictural occidental.
Ce qu'on dit de soi est toujours poésie. L'étrange formule est d'Ernest Renan et se trouve dans ses Souvenirs d'enfance et de jeunesse. Cependant, comment se dire, depuis sa plus profonde intimité, sans le concours d'une médiation, d'un interlocuteur, qui peut se faire parfois l'essentiel confident ? Pour se dire, Paul Valéry choisit ici d'en appeler à la Méditerranée, cette mer au milieu des terres, comme l'indique son étymologie. Inspirations méditerranéennes est ce dire de soi, cette confidence, et prend place parmi la multitude des divers essais qui constituent l'ensemble intitulé : Variété. Et sans doute est-ce là l'un des textes les plus curieux et les plus délicats de cet ensemble. Et sans doute encore le plus poétique. Comme si cette confidence était aussi, à sa manière, la meilleure des manières de nous rappeler combien la poésie n'a jamais cessé d'être le ton, le la de l'écriture de Paul Valéry, quels qu'aient été les domaines qu'elle s'était donné pour tâche, pour ambition, de parcourir et de révéler.
Mort. Voilà qui renverrait chacun à son inéluctable finitude, comme à l'angoisse que peut susciter ce terme, si ce n'est encore à l'espérance, si l'on admet d'entendre que cette fin n'en est peut-être pas une. C'est pour quoi la mort est sûrement (avec l'amour) le seul thème qui puisse faire couler à flots l'encre noire et vive de la littérature. Trois de ces textes ont été réunis ici. Trois textes d'une grande majesté et qui brillent d'un éclat tout particulier en cette charnière si riche et généreuse que représente le moment médiéval. Trois textes de haut rang. Un premier où l'on pourra se faire témoin d'un dialogue qui se noue entre trois morts et trois vivants ; un second où se fait entendre une voix interpellant la mort elle-même, au long d'une sorte d'appel poignant auquel nul ne peut être insensible ; et le dernier comme une sorte de jeu théâtral, où la mort saisit par surprise, dans leur quotidien, des femmes de toutes conditions. Trois textes comme trois moments grandioses et fiers, qui ne manquent pas de nous rappeler aussi, sans fin, que la littérature, quand bien même côtoie-t-elle au plus près la mort, ne peut être qu'une source de lumière et de vie.
Le livre de la nature est le premier ouvrage d'histoire naturelle imprimé en langue allemande et doit être, à ce titre, considéré comme une étape essentielle dans la longue histoire des velléités encyclopédiques. Son auteur, un certain Konrad von Megenberg (1309-1374) le rédige aux alentours des années 1350. Comme dans tout projet de cet ordre, il s'agit d'organiser un système de rapports, une totalité. Et puisqu'il s'agit là du livre, d'un livre de la nature, force est d'admettre que cette nature, en sa totalité, se présente comme un livre qui pourrait être ouvert, parcouru page à page, afin d'en découvrir et connaître l'ensemble du contenu ? Et ce jeu de miroir entre livre et nature n'est pas sans signifier que la composition d'un livre de la nature exige la mise en oeuvre et la constitution d'ensembles qui puissent prendre formes, à la façon de ces dessins illustrant cette nature qui semble ainsi nous faire quelque peu part de la grammaire et de la clef de ses secrets, dont notre tâche serait dès lors d'en effectuer le déchiffrage. S'agirait-il aussi d'apprendre à lire combien cette nature, en son livre, peut présenter de formes, de caractères, de variations, de variétés, d'inventivités, de tableaux où viennent s'unir le proche et le lointain, le familier et l'exotique, comme si l'action de création de cette nature était puissance d'agir, autrement dit une âme. Voilà sans doute qui donne au livre de cette nature des horizons insoupçonnés, dont les lectures que nous pouvons en faire ne cessent de s'enrichir, en s'affranchissant de leurs étroitesses, de leurs maladresses, de leurs convictions, comme s'il était enfin possible d'envisager que les contenus des livres ouverts (celui de la nature comme celui de Konrad von Megenberg) que le lisible et le visible de ces deux livres ouverts, ne devaient leurs apparitions, leurs matérialités, qu'à l'illisible et l'invisible, dont ils seraient les ornements, ou les murmures.
Se pourrait-il que ces dessins constituent un empire de signes ? De signes ayant abandonné tout référent (ce qui se présente là comme chaise ou nez, par exemple, se trouvant aussitôt écartés de ce qu'ils représentent) ; de signes étant à ce point congédiés de que qu'ils peuvent bien signifier qu'ils n'en sont plus que des signifiants à peu près vides. À cet égard, quel autre titre que ce fjghj pouvait ici convenir ? Un signifiant absolument imprononçable et se refusant à dévoiler, avec obstination, qu'il ne recèle rien. En ce sens il nous faudrait aussi renoncer pour de bon à rechercher dans ces dessins la forme d'une narration, aussi bien dans leur succession qu'à l'intérieur de chacun d'eux, en sorte que ces dessins seraient peut-être à regarder comme une suite d'aphorismes d'une cocasserie troublante, à la manière d'un Lichtenberg, quand celui-ci conçoit, par exemple, un couteau sans lame auquel manque le manche. Toutefois, en aucune manière, il ne saurait être question d'une sorte de sabotage, même de détournement, mais plutôt d'une prouesse esthétique bien plus concise que simple, bien plus soucieuse et pénétrante qu'originale, celle d'un art qui consiste à forcer le trait (le trait noir, épais, de Guillaume Chauchat, qui se présente aussi comme trait d'esprit) seule trace à se suffire et nous faire signe.
Voilà sans doute ce que l'Antiquité a pu nous transmettre de plus admirable concernant l'art de la pêche en mer. Avec le fragment attribué à Ovide (luimême intitulé Halieutiques), Les Halieutiques d'Oppien de Cilicie, composés sous l'empereur Marc-Aurèle, vers l'année 176, constituent aujourd'hui à peu près tout ce qu'il nous reste sur l'histoire de la pêche dans l'Antiquité. Mais il ne s'agit pas seulement d'un exposé didactique sur les procédés employés par les anciens pour la pratique de la pêche, mais également et surtout d'un poème. Trois mille cinq cent six vers répartis de la manière suivante : deux premiers chants s'attachant à la description de la faune maritime, puis trois autres (reproduits ici) traitant de l'art de la pêche, où se trouvent merveilleusement mis en lumière tout ce qu'il est possible de connaître concernant cette immémoriale activité : toute la mythologie qui s'y rattache, les qualités morales et physiques nécessaires aux pêcheurs, les techniques de capture proprement dites, appâts, filets, nasses, lignes, hameçons... Une véritable somme qui donne à concevoir la pêche non plus comme la simple application d'une technique efficace au service du besoin de se nourrir, mais comme un ingénieux savoir-faire au service d'un art de vivre, d'un art d'être au monde.
L'histoire est à première vue d'une grande simplicité. Une certaine Mary Summer avait publié, en 1878, les Contes et légendes de l'Inde ancienne. En 1892, une amie de Stéphane Mallarmé, Rémy Laurent, fait part à l'auteur d'Igitur son plaisir à parcourir ces Contes indiens, tout en en déplorant malgré tout le style. Elle lui propose alors de les ré-écrire, à sa façon, d'y mettre sa manière. Mallarmé ne manque pas d'accepter l'offre en choisissant quatre contes parmi les sept publiés. Ainsi, tout en conservant fidèlement la trame narrative des histoires, Mallarmé s'attelle-t-il à cet acte littéraire. Car loin de créer de nouveaux contes, il s'agit de créer de nouveau ces contes, non plus du point de vue de leur simple histoire, mais du point d'un style, propre, unique, comme s'il était nécessaire de souligner une nouvelle fois, grâce à ce tour de force et d'élégance, qu'une écriture est toujours, avant tout, non pas une traduction d'un monde, mais l'une de ses versions, autrement dit encore l'engagement d'un corps et d'un esprit dans la matière d'une langue.
Est dit irrévocable ce qui se trouve engagé définitivement, sans retour pos- sible, comme on appelle en vain ce qui a fui, comme on se lance éperdument à la recherche d'un temps perdu. Aussi, à bien y regarder, n'existe-t-il ici ni revenants ni fantômes, ni seconde chance ni nostalgie. Quelque chose, comme un fatum, règne en maître sur tous ces paysages. Comme si la tragé- die avait eu l'occasion de pleinement s'accomplir. En eux, pas l'ombre d'une perte qui puisse être pleurée, tandis qu'ils se présentent tour à tour comme des absences, des vides, dont nul ne pourrait être le témoin. En ce sens, rien de plus silencieux que ces dessins qui se répètent pour n'être qu'eux-mêmes, comme s'ils n'étaient jamais des manques dont on pourrait avoir l'audace de dire qu'ils sont irréparables. Ces dessins sont-ils même des instants ? Mais quels instants pourraient ainsi se perpétrer hors des heures, des années et des siècles ? Ce qui ne peut faire l'objet que d'un appel, unique (comme l'en- fance, l'amour ou la mort, par exemple) inviterait donc à l'expérience de ce silence qui est le nôtre, dont nous serions comme les images, balbutiements de l'éphémère, irrévocablement.
Son nom est pour nous indéfectiblement lié à l'égyptologie. Il est cet immense homme de science à avoir déchiffré, en 1822, les mystères de la langue antique égyptienne. Toutefois, même si déchiffrer est déjà un grand pas nous permettant d'aborder aux rivages d'une langue, nous nous trouvons encore bien loin de ce qu'il en est d'une véritable lecture conduisant au coeur même du mystère que renferment ces signes, du mystère de ces hommes et de leurs cultures dont tous ces signes sont la chair même. En ce sens, Champollion ne pouvait pas ne pas accompagner sa lecture des hiéroglyphes, d'une mise en avant de la civilisation créatrice et porteuse de ces signes. Son Panthéon égyptien confirmera bientôt que les dieux de l'Égypte sont aussi des signes par l'esthétique desquels on accède également à ce monde. Cependant, constituer un tel Panthéon n'est pas une mince affaire. Pour son maître d'oeuvre, il ne peut même s'agir que d'une réalisation progressive, qui prendra forme à mesure de l'avancée des connaissances sur ces dieux. Le projet est de livrer régulièrement, par groupes de six planches non reliées, les connaissances acquises : chaque planche se voyant accompagnée d'un texte de présentation rédigé par Champollion, tandis qu'un certain Léon-Jean-Joseph Dubois, peintre et lithographe, est chargé des illustrations, dont encore aujourd'hui nous ne pouvons qu'admirer l'élégance et la précision, la majesté, la lumière comme la part d'étrangeté que chacune peut sembler receler pour l'éternité. Le projet de ce Panthéon n'ira pas à son terme. La maladie et la mort emporteront son génial concepteur à l'âge de quarante et un ans. Cette aventure n'en aura pas moins été la constitution d'un royaume sous les signes éclatants de la curiosité, de la passion, de la science et de la beauté.
Écrivain, essayiste, journaliste, dramaturge, et même explorateur :
La vie de Jacques Arago (1790-1854) a les allures d'un grand pé- riple. Et ce sera en tant que dessinateur qu'il prendra place à bord de l'Uranie, en compagnie de Claude-Louis de Freycinet pour entreprendre un tour du monde en 1817, dont il saura tirer un récit à succès : Voyage autour du monde ou Souvenirs d'un aveugle. Cette cécité qui viendra frapper Jacques Arago à l'âge de 47 ans ne mettra néanmoins, en aucune façon, un terme à son intense acti- vité intellectuelle. Parmi la profusion de titres qui verront encore le jour, brille d'un éclat tout à fait singulier ce petit texte étrange :
Curieux voyage autour du monde, où Jacques Arago s'emploie à re- prendre en le ramassant, de façon burlesque, le récit de son si long voyage autour de la terre, mais cette fois rédigé sans la lettre A.
Un récit lipogrammatique, donc, tout à fait remarquable, qui s'inscrit dans l'histoire d'une création littéraire trop souvent dépréciée, que Georges Perec ne manquera pas de mentionner, il va de soi, dans son Histoire du lipogramme.
Afin d'assouvir son amour pour la botanique et plus spécifiquement encore pour les agrumes, Johan Christoph Volkhamer (1644-1720) ne se sera pas contenté de la culture, savante, de ses jardins. De cette passion dévorante, en effet, il fera un autre objet, de culture encore. Il s'agira cette fois d'un livre, comprenant deux volumes composés entre 1708 et 1714, et dans lesquels se trouvent collectés, comme semés aux cieux, citrons, oranges, cédrats. Deux cent cinquante-six planches, en tout, commandées à divers artistes et graveurs. Une obsession de premier ordre à n'en pas douter, mais qui sut accorder à ces fruits toute la primauté qu'ils méritent, au point de les voir occuper toute la place au-dessus de villes ou de scènes champêtres. Passion qui aura su fièrement élever ces fruits venus d'ailleurs au rang d'astres éminents et gorgés de couleurs, comme des sortes de soleils à flotter librement, et qui aura donné, sans doute, à ces natures mortes l'exceptionnel statut de natures vivantes.
Pour ses positions radicalement pacifistes, Rosa Luxemburg fut arrêtée et emprisonnée à plusieurs reprises entre 1915 et 1919, pour être bientôt assassinée, à coups de crosse de fusils et d'une balle dans la tête, avant que son corps soit jeté dans un canal. Le même jour, Karl Liebknecht, avec lequel elle a fondé la Ligue spartakiste, connaîtra le même sort. C'est à la femme de ce dernier, Sonia, que sont adressées ces Lettres de prison. À son plus grand étonnement, certainement, le lecteur y découvrira un véritable hymne, sans nul autre pareil, à la vie comme à la nature. D'un stoïcisme incomparable, en effet, Rosa Luxemburg s'attache, au fil des jours, aux mouvements du ciel et de ses couleurs, aux animaux, aux plantes qui peuvent l'entourer et qu'elle observe avec tendresse et félicité. Rien ne lui est indifférent, un moindre bourdonnement, la forme d'une pierre, les signes infimes du passage des saisons... Ce sont là des pages violemment émouvantes, d'une douceur sans équivalence. On pourrait presque dire : d'un grand bonheur. En ce sens, Marcel Conche a-t-il sans doute pleinement raison de noter que la sympathie de Rosa pour toutes les formes de la vie est si forte qu'elle trouve un réconfort dans la pensée que, quoi qu'il en soit de l'avenir de l'homme, des échecs humains, y compris de l'échec possible de la révolution, il y aura toujours la vie.
On pourrait dire d'Eugène Carrière (1849-1906) qu'il fut l'homme de son temps et qu'il est par là même, incontestablement, du nôtre. Ami des sculpteurs Rodin et Bourdelle, il fut aussi le proche des plus grands écrivains d'alors, dont il exécuta de fameux portraits : Verlaine, Mallarmé, Daudet... Il lui fallut encore se consacrer à l'enseignement en ouvrant en 1890 l'académie Carrière. Henri Matisse et André Derain, entre autres, y seront ses élèves. Et comme artiste peintre, qui peut encore prétendre ne pas connaître ses toiles étonnantes,comme faites de vague et de pudeur, où dominent des clairs-obscurs à nuances brunes et grises, où formes et contours semblent tendre au fantomatique et l'évanouissement au profit de l'essence même de la présence ? Enfin, bien sûr, comme s'il pouvait s'agir ici d'une évidence, Eugène Carrière n'a pas manqué non plus d'écrire : sur Rodin, Gauguin, Isadora Duncan, sur l'art antique et sur ses propres conceptions de l'art et de son enseignement. Réunis ici, ces textes ne manqueront donc pas de mettre en lumière cet autre aspect de l'existence et de la création d'Eugène Carrière.
Comme le rappelle Henriette Meyer, en tibétain, ce poème s'intitule : Bya C'os Rin C'en Sp'r'eng Ba. Toute l'étrangeté d'une telle formulation pourrait facilement nous conduire à penser qu'il y a là peut-être un gouffre à séparer notre civilisation de celle du Tibet et de l'Inde. Il suffira pourtant d'ouvrir ces pages pour constater immédiatement combien la simplicité qui anime les conversations de tous ces oiseaux nous font proche leur concile (après tout de nombreux animaux parlent aussi dans notre propre littérature) ; si proche que le lecteur reconnaîtra bientôt que les questions d'ordre philosophique débattues ici ne semblent avoir ni lieu ni date, ou semblent, pour le dire autrement, appartenir à tous. Quoi de plus essentiel et de plus universel, en effet, que de nous interroger sur la fragilité et l'impermanence des choses de ce monde, sur les douleurs et les malheurs inhérents à notre condition, et d'envisager les moyens d'y répondre grâce à la lumière d'une véritable connaissance ? En ce sens, ce poème tibétain nous rappelle-t-il, sinon le caractère unique de notre humanité, mais aussi et surtout son caractère proprement unitaire. C'est pour quoi il nous faut déclarer que nous possédons là un livre de sagesse à regarder comme un exceptionnel événement d'ordre spirituel.
Ouverte aux auteurs modernes et contemporains, la collection Livrets d'art regroupe des textes dont l'objet relève du domaine de l'art : peinture, sculpture, musique, sans oublier le cinéma ou la photographie, ainsi que la littérature.
Il est l'érudition même, avec brio, verve, humour, malicieux jusqu'à la loufoquerie. N'est-il pas en effet l'auteur d'un manuscrit inédit d'un écrivain de Rouen ou encore celui d'un roman d'aventures écrit par un auteur anglais et imprimé en 1810 à Édimbourg. Et bien qu'il ait été un auteur proche d'Apollinaire, Cocteau ou Max Jacob, Fernand Fleuret (1883-1945) demeure un parfait inconnu, comme s'il avait eu pour souci constant de ne vivre et penser qu'à rebours, qu'à côté du monde, admirablement inactuel, préférant aux modes les auteurs marginaux, les littératures anciennes ou les collections de l'Enfer de la Bibliothèque nationale. Nous demeurent ses études délicieuses, savantes, exquises, curieuses, habiles, brillantes, dont cinq, admirables, ont été réunis ici, touchant des thèmes aussi divers que passionnants. Étrangement, comme si cette manière de vivre à contre-courant devait le poursuivre jusqu'à son dernier jour, Fernand Fleuret connut une fin de vie tragique. En proie au délire, interné à Sainte Anne où il devait mourir, il put prétendre, durant de longues années, recevoir des lettres de Ronsard et demander à ce que soient dessinées des croix sur les semelles de ses chaussures afin que les démons ne puissent le pénétrer par les pieds.
Aux côtés de Pablo Neruda, Gabriela Mistral et Pablo de Rokha, Vicente Huidobro (1893-1948) est aujourd'hui considéré, à juste titre, comme l'une des grandes figures modernes de la littérature chilienne. C'est à l'âge de 23 ans qu'il quitte son pays natal pour l'Europe, et plus particulièrement Paris où il se lie d'amitié avec les avant-gardes : Max Jacob, Apollinaire, Cocteau, Juan Gris, Picasso, Delaunay. Son activité littéraire prend alors une tournure d'une intensité rare et demeure fidèle à son crédo stylistique : « Faire un poème comme la nature fait un arbre. » Bien qu'écrite pour l'essentiel en espagnol, son oeuvre ne manque pas, toutefois, de comprendre de nombreux textes écrits en français, comme Tour Eiffel et Tout à coup, réunis dans ce volume. De retour au Chili en 1933, Vicente Huidobro s'implique dans la vie politique sans cesser pour autant de poursuivre son oeuvre littéraire. C'est en 1948, à Carthagène, qu'il s'éteindra. Enterré, selon ses propres voeux, sur une colline face à la mer, sur sa tombe sont inscrites ces trois lignes : Ici gît le poète Vicente Huidobro Ouvrez la tombe Au fond de cette tombe on voit la mer.
Il fut l'illustrateur d'ouvrages signés Stendhal, Wilde, Proust, Gide, Paul-Jean Toulet ; et fut encore, notamment, dans son atelier parisien, le professeur de gravure de Marie Laurencin et d'André Dunoyer de Ségonzac. La plupart de son oeuvre graphique se trouve à présent conservée au musée du Louvre et d'Orsay, ainsi qu'à la Bibliothèque nationale de France. Pourtant, combien pourrait aujourd'hui prétendre connaître ne serait-ce que le nom de Jean-Émile Laboureur ? Peintre, dessinateur, graveur, illustrateur, Jean-Émile Laboureur (1877-1943) est pourtant l'auteur d'une oeuvre monumentale, qui compte près de deux mille gravures. Autrement dit encore, et comme le soulignait si justement Louis Godefroy : L'oeuvre gravée de Jean-Émile Laboureur est un miroir où se rejoignent les harmonies d'un Poulenc et d'un Stravinsky, le lyrisme d'un Claudel et d'un Valéry, le graphisme d'un Matisse et d'un Picasso.
Au sein de l'exceptionnelle bibliographie de Henri Focillon brille d'un éclat particulier un petit texte : Éloge de la main, qui #gure toujours en appendice à la Vie des formes. Pourtant ce texte court, d'une profondeur et d'une intensité rares, peut être lu pour lui-même, en ce qu'il propose au lecteur une ré&exion sensible autour de la main de l'homme, entendue comme outil pratique, artistique, voire spirituel, à même d'être élevé au statut d'une invention sans pareille, comparable à celles du feu et de la roue dans l'histoire de l'humanité.
Marine se disait anciennement pour désigner le rivage de la mer. Et marine s'est dit aussi du goût et de l'odeur de la mer. Et se dit encore d'un tableau représentant des mers, des vaisseaux, des ports, des tempêtes et autres sujets relatifs au domaine maritime. Et sans doute marine pourrait être dit des textes réunis sous cette couverture, qui nous révèlent en quoi, si singulièrement, la littérature est à même de saisir les fascinations que peuvent susciter les présences de la mer, que celle-ci soit du nord ou du sud, lointaine, imaginaire ou réelle, bienfaisante, effrayante ou légendaire.
Outre le fait qu'il soit dessinateur, il n'est pas négligeable de savoir qu'Alexis de Raphelis-Soissan est également l'auteur de films et qu'il verse ainsi dans cet art de la cinématographie. Autrement dit, à proprement parler, dans l'art de l'écriture du mouvement. En ce sens, Dimanches pourrait être en premier lieu regardé comme une sorte de story-board revenant à l'origine même du cinématographe quand celui-ci était encore en noir et blanc et muet. Mais plus étonnamment encore, cette cinématographie prend pour objet ce qui semble échapper très précisément au mouvement, à savoir ce moment figé du dimanche où reviennent sans finir ces images de réunions familiales. Mais également jour du Seigneur, jour du repos et donc de l'immobilité même, après les six premiers consacrés à la création du monde. Étonnant paradoxe que Dimanches semble incarner à la manière d'une sorte de photo-roman où la narration s'effectuerait par une suite d'arrêts sur image. Une narration de la répétition fixe de toutes ces scènes dominicales, qui semblent échapper d'un cauchemar où tous les personnages, distordus jusqu'au monstrueux, sont affublés de masques de souffrance qui deviennent, peu à peu, nos miroirs les plus dérangeants.
Il y a exactement deux cents ans, Giacomo Leopardi (1798-1837) concevait le projet des Petites oeuvres morales, un singulier ensemble de textes courts où l'on peut croiser nombre de personnages, comme Le Tasse et son démon, un gnome et son follet, la mode et la mort...
On y retrouve toute l'obsession de Leopardi à scruter le néant de toute chose, cette volonté délibérée de représenter de manière vive la nullité des choses et faire sentir l'inévitable malheur de la vie, comme il l'écrit ailleurs, dans son Zibaldone. Parmi ces Petites oeuvres, deux merveilles : Éloge des oiseaux et Chant du coq sauvage, où l'on s'étonne une nouvelle fois de découvrir ce lyrisme lumineux au service du pessimisme le plus sombre. Giacomo Leopardi lui-même l'avait constaté :
Ma philosophie n'est pas du genre qui plaît à ce siècle. Reste à savoir s'il se peut qu'elle puisse plaire au nôtre.
Comme la grande histoire de la Russie où elle voit le jour en 1892, l'histoire de la vie de Marina Tsvetaeva est en son fond terriblement tragique ; une vie d'exil à travers l'Europe, Berlin, Prague et Paris, avant de retrouver la Russie, ou plutôt l'URSS, en 1939, et de s'y donner la mort, en se pendant, deux ans plus tard. Une vie faite de privations, de pauvreté et d'isolements, mais celle aussi d'une oeuvre écrite hors du commun, qui se compose de cycles poétiques, de récits et d'essais et d'une correspondance avec des écrivains de premier plan, comme Boris Pasternak ou Rainer Maria Rilke. Une oeuvre où se trouve aussi ce bien étrange récit épistolaire, rédigé en 1933, en français, à partir d'une matière première dans laquelle elle puise : neuf lettres réellement adressées à l'éditeur Abraham Vichniak dix années auparavant, auxquelles est ajoutée une lettre de ce dernier. Une matière première qu'elle réécrit, transpose, et à laquelle elle ajoute une postface ainsi que le récit d'une dernière rencontre avec Vichniak au cours d'un réveillon quelques années plus tard. Un récit singulier qui se fait au moins le témoin des passions amoureuses qui ont bouleversé l'existence de Marina Tsvetaeva. Ce récit, au cours des années parisiennes, ne trouvera pas alors preneur auprès de l'édition française. Il ne paraîtra pour la première fois qu'en 1983, en Italie, sous le titre Le Notti fiorentine. Puis il faudra attendre le remarquable travail des éditions Clémence Hiver pour le voir paraître, enfin, en France, en 1985, sous ce titre : Neuf lettres avec une dixième retenue et une onzième reçue.